(Article original sur le site de Scientas’Hic)
Alors que Geoffrey Claustriaux nous parlait précédemment de la fluidité du texte, à laquelle il prête une grande attention, l’occasion était trop belle d’enchaîner sur Chroniques de l’Après-Monde, une oeuvre dont la narration recourt à une « fluidité » particulière.
En parlant de fluidité, je trouve que tu pousses plus loin le concept dans Les Chroniques…. Au-delà du rythme « d’écriture », il y a des épisodes dans lesquels des événements prennent place, et ils sont entrecoupés de voyages condensés en quelques lignes. Pourquoi ce choix de narration ?
Comme tu dis, ça rejoint la narration. Je suis parti du principe que c’était un journal, donc c’était quelque chose que Casca [la protagoniste] racontait. Et j’ai supposé que, dans son journal, elle n’aurait noté que les événements intéressants. C’est pour ça qu’il y a des trous, qu’il y a des trucs que le lecteur ne sait pas Quand elle fait un voyage de 6 mois, pendant lequel elle est toute seule avec son bétail… ça n’aurait pas d’intérêt. C’est vrai que j’aurais pu écrire quelque chose comme : « 55e jour : il ne se passe toujours rien », mais je ne trouvais pas ça pertinent. Est-ce que dans la vraie vie, quelqu’un noterait des trucs comme ça ? Je me suis dit que non.
Avant d’aller plus loin, restituons peut-être l’histoire.
Dans Les Chroniques…, je situe l’action après une 3e guerre mondiale. L’humanité s’est réfugiée dans des abris souterrains, des bunkers qui ont été construits à cet effet. On suit Casca, une petite fille qui est née dans un de ces bunkers, 4 ou 500 ans dans le futur. Un jour, un virus anéantit tout le monde sauf elle. A partir de là, elle va devoir survivre, entretenir la station toute seule, mais une fille de 10-12 ans ne peut pas y parvenir, donc les machines tombent en panne les unes après les autres et elle va être obligée de sortir. On lui a toujours dit que le monde était toxique, qu’on ne pouvait pas y survivre. Elle va découvrir que ce n’est pas le cas et visiter le monde tel qu’il est devenu. Chaque ville a évolué de son côté, ce qui pour moi était intéressant, parce que ça me permettait de brosser un panel d’évolutions possibles pour l’humanité. Il y en a qui utilisent les clones, d’autres qui sont plutôt consanguins… [rires]
Et c’est écrit sous la forme de chroniques, ce qui donne un caractère très authentique. Un autre aspect qui va dans ce sens, c’est que classiquement, les personnages ont un objectif bien défini, du début à la fin. Or ici, même si Casca a parfois des objectifs ponctuels, on a l’impression qu’elle explore, qu’elle progresse un peu au hasard.
C’était vraiment l’idée. Je ne voulais pas faire une quête qui serait son objectif pendant tout le journal. Non, c’est vraiment l’idée qu’elle est là comme ça, que c’est son caractère qui la pousse à vouloir visiter. C’est marrant parce que c’est assez « clivant » comme concept, une partie des gens a adoré qu’il n’y ait quasiment pas de fil rouge et une autre m’a dit : « c’est dommage, pourquoi est-ce que ça arrive si tard ? » Ceci dit, globalement, j’ai été très étonné de l’engouement autour du roman.
Dans les premiers chapitres, il y a beaucoup de références : des livres, des films, des auteurs sont cités. Ce sont des références personnelles, des trucs que tu aimes ?
Oui, tout à fait. A un moment, je cite Shining. C’est un film qui m’avait fait peur, notamment avec les deux fameuses jumelles et je trouvais amusant de me dire : « tiens Casca a regardé le film toute seule, du coup ça la fait flipper ». L’avantage de pouvoir décrire un roman à la 1re personne, c’est qu’on peut justement développer beaucoup plus les sentiments du personnage, puisqu’on est dans sa tête. Et pour jouer avec ça, c’était intéressant.
La base du roman, c’est l’évolution psychologique de Casca. Pour moi, c’était ça le fil rouge, partir d’une petite fille naïve, qui a grandi toute seule et qui va découvrir la vie, passer par des moments suffisamment douloureux pour la faire passer du « côté obscur », puis la ramener du bon côté.
J’ai vraiment l’impression qu’au début, Casca vit dans un cocon où elle est heureuse et même temps, c’est seulement en sortant qu’elle découvre la « vraie » vie, avec ses bons et ses mauvais côtés. C’est une quête initiatique.
Exactement. C’est une métaphore du passage de l’enfance à l’âge adulte. Et pour en revenir à la question des thèmes dans mes livres, ça rejoint mon questionnement sur l’influence du monde par rapport au comportement des gens. C’est un thème qui me passionne beaucoup.
Dans Les Chroniques…, il y a une remise en question de nos comportements, une espèce de critique de ce qui se passe maintenant.
Oui, tout à fait, il y a une critique de la société. La ville d’Arcadium, par exemple : du pain et des jeux, je pense que c’est clair. A la fin, je parle de la ville qui est basée sur le profit, ça c’est clairement une critique de la société, de même que ce qui a amené la troisième guerre mondiale, etc. L’avantage des post-apo et des dystopies c’est qu’ils permettent de faire des critiques actuelles mais dans un monde plus subtil, ou en tout cas plus caché. On peut pousser la réflexion plus loin, et ça c’est très chouette.
De manière générale, tu crois que la SF peut avoir un rôle de critique de la société, qui puisse vraiment être entendu par les gens ?
Je pense que oui, surtout quand on fait des dystopies. Mettons qu’on fait un roman 20 ans dans le futur et qu’on imagine… [il réfléchit] le Front National qui est au pouvoir, je crois que c’est Houellebecq qui a fait ça il y a un an ou deux [note : il s’agit de Soumission. En 2022, le FN est aux portes du pouvoir, mais c’est le leader d’un parti fictif, La Fraternité musulmane, qui est finalement élu.]
[Geoffrey réfléchit] Oui, je vais peut-être y aller un peu fort, mais je pense que la SF est quasiment le seul genre qui permette de faire ça. Le sous-genre « anticipation » permet de pousser la critique de la société dans ses retranchements. On peut imaginer, je ne sais pas, des camps de concentration spatiaux en 2030. Tu pars de ça tu pousses la critique à fond.
L’Heroic fantasy permet éventuellement de le faire aussi. Par exemple dans le tome 3 des Royaumes éphémères [rires], il y a une faction nationaliste dans un pays que David visite. Mais c’est moins évident, on peut aller moins loin, je pense, et ça a moins d’impact.
Pour revenir sur la narration, comment choisis-tu d’utiliser la 1er ou la 3e personne ?
Je pense que quand on veut axer le livre sur la psychologie d’un personnage, c’est plus facile de le faire à la 1repersonne. De plus, dans Les Chroniques, le fait qu’il soit rédigé sous la forme d’un journal, rendait ce choix évident.
Au niveau de la narration, tu annonces souvent ce qui va arriver, tu dis au lecteur que Casca va rencontrer des ennuis ou des bouleversements importants dans les lignes qui suivent. Qu’est-ce que ça t’apporte par rapport à une narration plus classique où le lecteur découvre au fur et à mesure?
Est-ce que c’était nécessaire ? C’est vrai, c’est une bonne question. Là, j’en reviens à ce que j’expliquais plus tôt, à ma peur d’ennuyer le lecteur. Parce que, mine de rien, dans Les Chroniques…, il n’y a pas de dialogues, ou quasiment pas. Et les dialogues, ça permet de donner du rythme à une narration. C’est facile d’écrire avec des dialogues. S’en passer, c’est plus compliqué. Et donc, je me disais toujours : « si le lecteur s’est ennuyé dans cette partie-là, je vais lui annoncer qu’il va bientôt se passer un truc ».
C’est aussi une caractéristique des livres fantastiques comme Lovecraft. Ils annoncent presque systématiquement que des malheurs vont arriver.
C’est un procédé cinématographique ; tu as ton intro où tu annonces qu’il va se passer un truc. Personnellement, je visualise beaucoup quand j’écris, c’est comme si je regardais un film et je me dis : « à cet endroit-là, il y aurait quelque chose qui annoncerait la suite ». Comme un découpage de série, en fait, avec un cliffhanger à la fin de l’épisode et « suite la semaine prochaine ».
Tu comptes écrire une suite ? La fin laisse sous-entendre que ça pourrait être le cas.
[Il affiche un grand sourire] Ah, je crois que c’est la question que l’on m’a le plus posée depuis que le roman est sorti ! Pendant longtemps, j’ai dit non, et puis, là, je développe un spin-off qui sortirait, à priori, en BD (mais le roman n’est pas exclu). Ceci dit, ce ne sera pas une suite directe, car pour moi la quête de Casca est terminée. Nous suivrons donc un autre personnage, qui la rencontrera à un moment de sa vie. J’ai même d’autres projets pour faire un « univers étendu ».
Propos recueillis oralement le 24/03/17, mis à jour par mail début mai.